Nord et Sud - Gaskell
Publié le 17 Janvier 2009
Nord et Sud
De Elizabeth Gaskell
Titre original: North and South
Première parution: 1855
Edition Fayard
510 pages
Quatrième de couverture : C'est le choc de deux Angleterre que le roman nous invite à découvrir : le Sud, paisible, rural et conservateur, et le Nord, industriel, énergique et âpre. Entre les deux, la figure de l'héroïne, la jeune et belle Margaret Hale. Après un long séjour à Londres chez sa tante, elle regagne le presbytère familial dans un village du sud de l'Angleterre. Peu après son retour, son père renonce à l'Eglise et déracine sa famille pour s'installer dans une ville du Nord. Margaret va devoir s'adapter à une nouvelle vie en découvrant le monde industriel avec ses grèves, sa brutalité et sa cruauté. Sa conscience sociale s'éveille à travers les liens qu'elle tisse avec certains ouvriers des filatures locales, et les rapports difficiles qui l'opposent à leur patron, John Thornton. En même temps qu'un étonnant portrait de femme dans l'Angleterre du milieu du XIXe siècle, Elizabeth Gaskell brosse ici une de ces larges fresques dont les romanciers victoriens ont le secret.
Fille et femme de pasteur, Elizabeth Gaskell (1810-1865) connaissait intimement la vie provinciale et les milieux industriels. Sa sensibilité aux questions sociales la porta à peindre avec sympathie la condition des opprimés de son temps : les ouvriers et les femmes. Proche de Charles Dickens, George Eliot et Charlotte Brontë, elle a occupé une place importante sur la scène littéraire victorienne. On la redécouvrira avec bonheur.
A l’occasion de la réédition de Nord et Sud chez Fayard, j’ai décidé de relire ce roman qui m’a époustouflé il y a quelques années. Chaque lecture m’apporte un nouvel éclairage car c’est un livre trop riche pour être appréhendé en une seule lecture.
Nord et Sud est à priori une histoire simple mais en réalité, il s’agit d’une œuvre riche qui comporte plusieurs niveaux de lecture et dans laquelle de nombreux thèmes sont abordés.
Au premier niveau de lecture, on a un roman de formation classique à travers l’histoire d’amour de Margaret et John. Margaret est sûre de sa valeur voire un peu snobe au début de l’histoire, même si elle a conscience de la futilité de ce qui l’entoure à Londres. Elle va apprendre à se connaître et à évaluer ses priorités lorsqu’elle va subir une transformation profonde à travers une série d’épreuves. Les bases sont les mêmes que celles d’Orgueil et Préjugés d’Austen (écrit cinquante ans plus tôt). Une jeune femme de la gentry mais pauvre rencontre un homme riche qui lui déplait immédiatement. Contrairement à Austen qui ne donne que le point de vue des femmes dans ses romans, Gaskell donne parfois le point de vue de John Thornton et dès le début, on sait donc qu’il éprouve de l’agacement mais surtout une grande attirance face à Margaret. La sexualité sous-entendue est surprenante, le champ lexical tourne beaucoup autour du corps, de la bouche, de la « gorge ». C’est un personnage touchant, qui est aussi mal à l’aise dans sa relation à Margaret qu’il est sûr de lui dans sa profession (peut-être parce que pour la première fois, on ne lui témoigne aucune admiration alors qu’il est respecté dans sa communauté, même par ses ennemis). Cette histoire d’amour est centrale mais elle sert aussi de base à d’autres aspects du récit et notamment, le contexte social dans lequel se déroule l’histoire.
Car en plus d’une émouvante histoire d’amour, ce roman est l’histoire d’une double opposition. Margaret Hale et John Thornton représentent deux modèles à priori opposés. Pour Margaret, la « gentry » du Sud de l’Angleterre est au centre de sa vision de l’homme. Cela implique des devoirs : la compassion, la philanthropie… John Thornton représente une nouvelle classe dirigeante qui apparaît au milieu du XIXe siècle avec l’industrialisation. Il est un self made man qui pense que seule l’activité et la volonté forment l’homme. Là où le personnage est particulièrement intéressant, c’est qu’il ne peut se contenter de cela et éprouve l’envie d’acquérir la culture qui lui manque. En cela et dans le fait qu’il est partisan d’un certain progrès social à sa façon (pour des raisons pratiques et non philanthropiques), il est différent de l’ensemble de sa « classe » sociale. Ce thème me semble encore très actuel, notamment dans les discussions sur la réussite sociale, seul élément d’importance pour la grande majorité des industriels de Milton. Plus largement, cette opposition est une opposition Nord/Sud. Margaret naît dans le Sud et est en grande partie élevée chez sa riche tante à Londres. Lorsqu’on la rencontre pour la première fois, elle prépare le mariage de sa futile cousine Edith et s’apprête à rentrer chez ses parents à Helstone, petit village de la New Forest. Là, c’est un monde en grande partie agricole qui est décrit. Mr Hale, le pasteur y est le seul représentant de sa classe sociale. Toute l’activité tourne autour de l’école assurée par Mrs Hale et la charité. L’arrivée dans une grande ville industrielle du nord est donc un choc pour les Hale. C’est le premier d’une longue liste de malheurs qui vont s’abattre sur la famille.
Nord et Sud devient alors un roman industriel. La plus grande partie se déroule à Milton, ville ouvrière du Nord de l’Angleterre. Les tensions sociales sont extrêmes. On a donc un deuxième niveau d’opposition, la lutte sociale des ouvriers qui les oppose aux patrons des filatures de coton. Le lecteur découvre et suit cette partie à travers le regard extérieur de Margaret qui tente de découvrir ce monde ouvrier lorsqu’elle se lie d’amitié avec Bessy, jeune ouvrière malade à cause de son travail et fille de Nicholas Higgins, syndicaliste. Margaret essaie de comprendre le point de vue des patrons avec Thornton et celui des ouvriers avec Nicholas. La confrontation entre les deux hommes est un des moments clés du roman, un de mes passages favoris. Les deux sont des modèles de droiture et même s’ils sont dans des camps opposés, sont finalement assez proches. La réponse apportée à la confrontation sociale est certes naïve, teintée du christianisme de Gaskell, mais le développement du sujet est passionnant à suivre et c’est le simple fait de poser le questionnement qui en fait la valeur : pourquoi des hommes qui ont un intérêt commun (à savoir la marche d’une entreprise qui conditionne la subsistance des deux parties en présence) sont-ils en conflit permanent ? Il y a toujours chez Gaskell un équilibre des points de vue. Thornton donne son avis sur la question (tout est la faute des ouvriers) et est contrebalancé dans le chapitre suivant par le point de vue de Higgins (tout est la faute des patrons). Les thèmes soulevés sont intéressants et rarement aussi bien mis en valeur. On sent que Gaskell maîtrise son sujet et pour cause puisqu’elle fréquentait les milieux ouvriers. Sa vision du syndicalisme, pas toujours flatteuse, reste nuancée grâce au personnage de Nicolas Higgins.
C’est dans cette balance perpétuelle des points de vue dans tous les thèmes qu’elle aborde que Gaskell est particulièrement douée. Un exemple parmi d’autres, le salon des Hale vu à travers le regard de Mrs Thornton puis plus tard le salon des Thornton vu à travers le regard de Margaret en disent plus long sur les personnages et leur mentalité qu’un long discours. C’est cette finesse de la psychologie de ses personnages qui fait une grande qualité de l’écriture de l’auteur. L’évolution de Margaret est formidable parce que tout est lié: à partir du moment où elle commence à mieux connaître et apprécier Milton, grâce à Higgins, elle peut commencer à s’intéresser à Thornton. Et la façon dont jusqu’au bout, elle tente d’ignorer ses propres sentiments est particulièrement touchante. Il n’y a pas de « méchants » chez Gaskell. Ses personnages peuvent être désagréables mais avoir des moments d’humanité comme Mrs Thornton, d’apparence très dure mais qui a aussi ses failles. La famille Hale n’est pas exempte de défauts non plus. C’est Margaret, qui à dix-neuf ans assume presque seule la responsabilité de la tenue de la maison et des décisions importante, prise entre une mère maladive et un père faible lorsqu’il s’agit de sa famille alors qu’il est ferme et dynamique hors de ce contexte. Les relations filiales sont d’ailleurs très importantes dans Nord et Sud et font l’objet de quelques passages d’une grande beauté.
L’écriture est simple mais juste et élégante. Cette troisième lecture du roman m'a encore fait passer un très bon moment. J’ai juste un petit reproche à faire à la traduction française. Le langage parlé des ouvriers ne m’a pas semblé très naturel.
Le roman a fait l’objet d’une adaptation très réussie de la BBC en 2004 (en anglais seulement hélas).
« Au cours de ses promenades en voiture avec sa tante, Margaret avait circulé dans la capitale. Mais à Londres, les véhicules encombrants semblaient remplir de multitudes fonctions alors qu’ici, chaque fourgon, chaque chariot et tombereau transportait du coton, soit sous sa forme brute, en sacs, soit déjà tissé, en balles de calicot. Sur les trottoirs circulait une foule de gens bien vêtus pour la plupart, ou du moins portant des habits dont le tissu semblait de bonne qualité, malgré leur aspect débraillé et négligé. Margaret fut frappée par le contraste avec l’élégance élimée et miteuse de la même classe sociale à Londres. »
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