Mary Barton - Gaskell
Publié le 14 Juillet 2007
Mary Barton
De Elizabeth Gaskell
Mary Barton, fille d’un syndicaliste désabusé, rejette l’ouvrier Jem Wilson, son ami d’enfance, dans l’espoir d’épouser Henry Carson, le beau et brillant fils d’un industriel, et ainsi d’obtenir une meilleure vie pour elle et son père. Mais lorsque Henry est abattu dans la rue et que Jem devient le principal suspect, Mary se trouve déchirée entre les deux hommes…
Mary Barton est le premier roman écrit par Elizabeth Gaskell, tiré de son expérience puisqu’elle était femme de pasteur à Manchester et qu’elle a beaucoup fréquenté ce monde ouvrier qu’elle décrit magnifiquement et qui sert de trame à plusieurs de ses romans dont son chef-d’œuvre, Nord et Sud.
A la fin du premier chapitre, je savais que j’allais aimer ce magnifique roman. Tout y est formidable : l’ambiance merveilleuse de ce moment de détente des ouvriers (c’est un monde dont on n’a pas l’habitude dans les romans de cette époque et donc, les codes sont très différents des romans habituels), la vie de famille… Et au court de ces quelques premières pages, Gaskell réussit également à intégrer un début d’intrigue avec une mystérieuse disparition. Quelle maîtrise !
Comme toujours chez Gaskell, l’écriture est sobre mais délicate et touchante : on ressent vraiment les émotions des personnages. L’analyse psychologique est extraordinairement juste. L’analyse sociale est également très présente, encore plus que dans Nord et Sud, avec cette opposition parfois violente et souvent aveugle de ces deux classes sociales (patrons et ouvriers) qui pourtant dépendent l’une de l’autre. Les cent premières pages sont d’ailleurs surtout consacrées à cette analyse sociale, ce qui peut rebuter certains, d’autant plus que la mort est omniprésente mais j’ai vraiment trouvé ça passionnant et réaliste tout en restant attrayant. Pendant ce temps, l’intrigue ne se noue que par petites touches mais toujours avec subtilité et beaucoup d’à-propos. L’auteur, par l’accumulation de ces faits se rapportant à la vie que mènent Mary et John Barton, permet de mieux faire comprendre la volonté farouche de Mary de s’élever socialement. Dès le début, on comprend qu’elle est surtout flattée par l’intérêt que lui porte Henry, et que sa fortune rentre en ligne de compte en grande part. Quant au caractère d’Henry, dès son introduction dans le roman, on ne se fait guère d’illusion sur lui. La phrase qui le décrit aurait pu être écrite par Austen : «Il était le seul fils, et ses sœurs étaient fières de lui ; son père et sa mère étaient fiers de lui : il ne pouvait former son jugement contre le leur ; il était fier de lui-même.».
John Barton, le père de Mary est également un personnage intéressant. Bien qu’ayant de nombreux points communs avec Higgins dans Nord et Sud, il est plus complexe dans la mesure où l’on voit les drames successifs qui l’ont amené à devenir sombre et aigri.
Mary enfin est un personnage formidable, et dont l’évolution est intéressante. Elle est un peu vaine au départ, se berçant d’illusions (dont le lecteur ne peut être dupe) sur son avenir mais au moment où l’homme qu’elle aime est en danger, elle se révèle femme d’action là où tous les autres personnages se comportent avec fatalisme.
La fin est certes un peu naïve mais c’est la vision du monde de Gaskell et c’est cette vision du monde qui lui permet de décrire la psychologie des personnages avec tant d’adresse. Même la prostitution, qu’elle décrit sans concession mais avec beaucoup d’humanité, n’est pas une faute définitive et absolue. Et même dans ces moments naïfs, on peut trouver des passages bouleversants.
Bien que Mary Barton ait beaucoup de points communs avec Nord et Sud, il est peut-être moins abouti que celui-ci dans lequel les analyses sociales et psychologiques sont plus imbriquées, grâce au fait que Margaret, étrangère aux deux mondes, cherche à les comprendre et sert d’intermédiaire alors qu’ici, les classes sociales ne se rencontrent que très peu. Néanmoins, l’intrigue y est bien menée et il y a de nombreux passages bouleversants, notamment le procès et malgré la grande place prise par la description du monde ouvrier, les sentiments ne sont jamais oubliés et c’est là qu’excelle Gaskell. C’est donc un roman magnifique qui mériterait une traduction française. J’espère que les éditeurs français vont se rendre compte que l’œuvre de cette anglaise est un trésor. On peut l’espérer puisque Nord et Sud et Femmes et filles n’ont été publiés qu’assez récemment. En attendant il est temps de se mettre à l’anglais ! Attention cependant aux nombreux dialogues entre ouvriers, avec un parler très familier (« dunno » pour « don’t know »…) qui demande un peu de concentration.