Raison et sentiments - Austen
Publié le 19 Mars 2009
Sense and sensibility
De Jane Austen
Première parution: 1811
Edition Collector’s Library
462 pages
Lorsque Mr Henry Dashwood meurt, sa deuxième épouse et leurs trois filles se retrouvent dans une situation financière difficile et perdent la jouissance de Norland, la demeure familiale. La propriété passe à John, le fils de la première épouse. Bien qu’il promette à son père, sur le lit de mort de ce dernier, d’aider sa belle-mère et ses sœurs, Fanny, sa femme le persuade facilement de ne rien faire pour elles. Après l’installation de John et Fanny à Norland, Elinor, l’aînée des filles, raisonnable et modérée est attirée par Edward Ferrars, le frère de sa belle-sœur mais sait que son manque de fortune et de rang la disqualifient devant la famille d’Edward.
Ne se sentant plus chez elles, les femmes de la famille Dashwood trouvent un petit cottage à louer dans le Devonshire et là, c’est Marianne, passionnée et intransigeante préfère Willoughby qui partage les mêmes centres d’intérêt qu’elle, à Brandon, sérieux et posé. Les deux se montrent imprudents dans leurs démonstrations d’affection.
J’ai un rapport très particulier à Jane Austen. Sans doute parce que je l’ai découverte sur le tard, il y a moins de dix ans. Dans mon esprit, Jane Austen était un auteur pour midinettes, ancêtre de la chick-lit, donc pas pour moi. Jeune, mes seules héroïnes ont été Claude du Club des cinq, puis Alia dans Dune et Ripley dans le film Alien. Autant dire que les histoires de jeunes femmes à marier ne m’intéressaient pas du tout. Jusqu’au jour où j’ai vu Emma, le film de Douglas McGrath, qui reprend les aspects les plus comiques de l’œuvre d’Austen. Là, j’ai enchaîné les romans. Non seulement j’ai adoré son œuvre mais en plus, elle m’a donné le goût des classiques anglais en général. Comme pour tous les auteurs auxquels je voue un véritable culte, j’ai beaucoup de mal à analyser mon ressenti. Mon billet sera encore une fois décousu (encore plus que d’habitude, plus exactement).
Raison et sentiments, le premier roman de Jane Austen publié, est caractéristique de l’auteur. Il m’est très difficile de donner un avis sans faire une analyse de texte très scolaire (ce que je suis bien incapable de faire). Parce que c’est dans les détails qu’excelle Jane Austen. Les intrigues sont toujours très simples et Raison et sentiments ne fait pas exception à la règle. Et pourtant, derrière cette simplicité apparente, il y a une richesse de détails peu commune.
A première vue, il s’agit du récit de deux histoires d’amour parallèles de deux jeunes femmes de bonne famille mais pauvres et de leurs péripéties vers la conquête du bonheur. Elinor et Marianne sont deux sœurs au caractère différent, la première est posée tandis que sa jeune sœur est passionnée. Mais, si ces romans ont traversé les siècles, c’est parce que c’est bien plus que cela.
Il s’agit aussi d’une peinture très fine de la société de son temps. Et même, plus précisément, d’une petite partie seulement de la société du début du XIXe siècle. Car Jane Austen ne traite que de ce qu’elle connaît, la « gentry » de la province anglaise, déconnectée des événements extérieurs et des autres classes sociales (les servants ne font que passer, on ne sait rien d’eux). La « gentry », c’est cette classe assez difficile à définir de la petite noblesse non titrée, terrienne et rentière. Austen en accepte les valeurs mais en critique certains aspects, notamment le sort réservé aux femmes pauvres de cette petite noblesse qui doivent s‘assurer un avenir financier tant bien que mal (il leur est impossible d‘envisager une carrière professionnelle bien entendu). Il y est question d’amour mais tout autant d’argent car le mariage est pour l‘époque aussi une question d‘argent. Dans Raison et sentiments, on voit bien, en outre, que Elinor et Marianne, toutes deux cultivées, souffrent du manque d’intérêt pour les disciplines artistiques de leur entourage. Sir Middleton ne s’intéresse qu’à la chasse, sa femme à ses enfants et Mrs Jennings aux potins locaux et aux perspectives de mariage des unes et des autres. La satire sociale est très présente.
Austen ironise aussi sur le romantisme (elle écrit en pleine période romantique). Elle ne se moque pas du courant artistique, très présent dans le roman, mais du fait de vivre sa vie comme dans un roman, comme le voudrait Marianne avec ses grandes idées sur l’amour absolu et éternel, du haut de ses dix-sept ans. Pourtant, Marianne est un personnage romantique et passionné pour qui on éprouve de la sympathie, ce qui est assez inhabituel chez Austen. En général, les personnages cyniques, intéressés et antipathiques ont plus de chances de s’en sortir bien chez Austen que ceux qui laissent leurs sentiments l’emporter, qui sont assez généralement ridiculisés. Cela n’empêche, on ne peut que rire de l’excès permanent de Marianne en tout, comme le fait remarquer sa sœur Elinor: « It is not everyone, said Elinor, who has your passion for dead leaves ». C’est un passage qui prend d’ailleurs beaucoup de saveur après la lecture des Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe où l’héroïne et son père ne peuvent pas voir un arbre sans s’émouvoir.
Ce qui est peut-être le plus exceptionnel chez Austen, et ce qui explique qu’elle est un auteur à la fois extrêmement populaire et très aimé par les universitaires, c’est que je trouve qu’on y voit ce que l’on veut. De belles histoires d’amour dans la tradition du roman sentimental ou d’excellentes comédies de mœurs très intelligentes. Et chaque lecture m’apporte une vision nouvelle de l’œuvre, très riche et qui se prête bien à l’analyse. Ce que j’aime le plus, c’est que ses personnages ne sont pas toujours décrits précisément. Ils sont caractérisés surtout par ce qu’ils disent et par leurs interactions avec les autres personnages. On peut très bien apprécier sa lecture au premier degré mais une attention plus poussée rend le tout franchement plus jubilatoire.
Le regard d’Austen est toujours distancié mais plein d’ironie. On y passe de la romance avec des histoires d’amour contrariées à de la pure comédie avec une série des personnages ridicules (dès le début, John Dashwood et sa femme montrent leur médiocrité, leur égoïsme et leur mesquinerie dans une scène très amusante) puis à l’analyse très juste du sentiment et des relations entre les divers personnages. Les relations entre les deux sœurs sont magnifiquement exposées. Elinor représente la raison et Marianne le sentiment. Très vite, c’est le point de vue d’Elinor qui est adopté dans la narration. C’est elle la véritable héroïne alors que c’est pourtant Marianne qui est au centre de la plupart des événements importants.
En outre, le style est d’une qualité rare, fait de simplicité et de justesse dans le choix de l’expression. En fait, les romans de Jane Austen m’ont fait regretter de ne pas avoir fait d’études littéraires qui me permettraient de mieux comprendre toutes les références car plus je m‘intéresse à la littérature du XVIIIe et du XIXe et plus je saisis des éléments nouveaux dans ses romans.
Austen parvient à introduire du réalisme dans le courant romantique. Elle est l’écrivain de l’équilibre entre la raison et le sentiment. Elle n’aime pas la froideur et le calcul mais elle sait que l’excès de sentiment ne peut apporter que des déceptions. Et en cela, ce premier roman annonce les suivants.
Raison et sentiments est mon roman de Jane Austen préféré, à l’exception de tous les autres.