Promenades anglaises - Jordis
Publié le 5 Janvier 2009
Promenades anglaises
De Christine Jordis
Première parution: 2005 (sous le titre
« Une passion excentrique. Visites anglaises. »)
Edition Points
531 pages
Quatrième de couverture : Du cœur de la forêt de Sherwood à l'Angleterre victorienne de Trollope, en relisant Emily Brontë et Virginia Woolf, l'auteur nous convie à un voyage fascinant et inédit. Dans les pas de cette voyageuse passionnée, nous parcourons les chemins et les mythes anglais, de Londres à Manchester, de Margaret Thatcher à Lady Di, à la découverte d'une île singulière et éternelle.
Christine Jordis est responsable de la littérature anglo-saxonne chez Gallimard. Essayiste et romancière, elle est notamment l'auteur de Gens de la Tamise et d'autres rivages (prix Médicis essai, 1999) et de La Chambre blanche, tous deux disponibles en Points.
Ce récit de voyage littéraire est une excellente surprise. Je goûte peu le genre en général mais la recommandation de Lamousmé m’a fait tenter l’aventure.
D’abord, les circonstances de lecture ont participé au plaisir. Lire la partie sur Londres dans le train qui y mène est une sensation étrange et merveilleuse. Et puis surtout, c’est plus qu’un récit de voyage classique. C’est avant tout un voyage dans la littérature anglaise et chaque découverte géographique est un prétexte pour s’immerger dans le monde des écrivains, surtout classiques.
La première rencontre, évidente lorsqu’on écrit sur Londres, c’est Dickens. Et quelle rencontre ! C’est « L’ami commun » et son exploration de la Tamise qui est mise en avant. Evidemment, les auteurs que je connais ou que je voudrais découvrir m’ont particulièrement intéressée : Trollope, Hardy, Austen, les sœurs Brontë, Shakespeare, Woolf, Du Maurier…autant de portraits passionnants. Et si j’ai survolé certains passages (le jardin d’Harold et Vita Nicolson ne m’a pas enthousiasmé), je n’ai pas ressenti d’ennui car si chaque sujet est merveilleusement traité, il l’est assez rapidement. L’auteur a une grande capacité de concision, elle est capable de dire beaucoup en peu de temps. Ainsi, en quelques pages, on comprend en quoi le paysage et la vie à Haworth, dans les landes du Yorkshire, ont pu déterminer le roman d’Emily Brontë.
Une autre réussite du livre est l’aller et retour permanent entre les époques. Dans le même chapitre, elle peut passer de l’amour courtois à la notion de « gentry » puis à l’époque actuelle et sa volonté de réussite clinquante (j’ai aimé sa vision des partisans de la fameuse « méritocratie » qu’elle qualifie « d’élite anti-élitiste ». Jordis fait d’ailleurs un parallèle intéressant entre la vision victorienne de la société et la vision actuelle, qui aboutissent au même résultat économique. On y découvre alors le parcours de philanthropes du XIXe siècle qui ont tenté d’autres voies, Owen à New Lanark, John Ruskin qui dans Les Pierres de Venise décrit la vie des ouvriers de Sheffield : « Ce n’est pas que les hommes soient mal nourris, c’est qu’ils n’ont pas de plaisir à faire le travail qui les fait vivre ; alors, ils considèrent la richesse comme leur seule source de plaisir. ». Ruskin était aussi un grand amateur d’art et il choisit Sheffield, ville la plus crasseuse selon lui, pour y construire un musée et une communauté ouvrière.
L’auteur ne se complait pas dans une Angleterre romantique et disparue dont elle est consciente d’ailleurs de la grande part de mythe. Elle sait aussi parler de l’Angleterre contemporaine. Et là, j’ai souvent ressenti mon expérience personnelle refaire surface. Qui a déjà essayé de dîner après vingt heures le soir dans une petite bourgade anglaise comprendra.
Avec un peu de nostalgie mais sans complaisance, c’est donc l’Angleterre littéraire aussi bien, voire plus que réelle qui défile sous nos yeux, du sud au nord. Et le voyage est fantastique pour qui aime cette littérature. Lamousmé va finir par me rendre intelligente.
A propos de Dickens :
« Il était hanté par le crime autant qu’il l’a réprouvé. Par le crime et la façon dont le mal ronge et tord le corps des possédés ; « toutes ces contorsions bizarres, ces bonds désordonnés et ces grimaces », tous ces soubresauts, ces tics, ces manies qui affligent ses personnages (comme ceux de Dostoïevski qui l’admirait) sont les marques imprimées au corps par la violence d’impulsions dont ils ne sont pas maîtres, les signes d’une lutte titanesque entre les instincts rebelles et les lois d’une société acharnée à les juguler.
Tourbillonnement incessant, semblable au mouvement des atomes, action intérieure sans fin ni repos, dont les grimaces ne seraient que l’affleurement, la mise au jour. Les créatures de Dickens foisonnent, bougent, dansent, gesticulent, bourgeonnent. Elles se multiplient ces silhouettes, elles entrent, sortent, réapparaissent, munies chacune de leur excroissances drolatiques ou de quelque particularité inquiétante : une bosse, un regard fixé sur l’Afrique, un tic de langage, une odeur… « Couvert de graisse, de chaleur, de senteurs végétales et de mastication », voici Mr Snagsby, marqué par un thé éternel dans une arrière-boutique. En fait, rien n’est immobile, pas même les cadavres qui ont toujours l’air de rire ou de faire des clins d’œil. Le peuple étrange et tourmenté de ces petits personnages nous habite ou nous poursuit, aussi intensément présent que les visions de la nuit. »
A propos de Trollope :
« Trollope avait trop le goût du réel, et pas assez celui de l’héroïsme, pour s’insurger contre l’ordre, ou le désordre du monde. Il regardait la société changer et ne s’en offusquait pas. Un peu de regret seulement, et la distance prise par l’humour. Sa prose, sûre indication de son état d’esprit, néglige d’ailleurs l’enflure et les effets. Rapide, sûre, aisée, invisible pour ainsi dire, elle nous restitue ce que James nommait en un compliment ambigu « sa faculté d’appréciation entière de l’habituel ». »